Chapitre 9
Une semaine plus tard, les caravanes des membres du Concile firent leur entrée dans Salmyre.
L’émir, sa suite et son corps d’armée avaient attendu, discrètement, dans les plateaux de l’est l’arrivée du Haut Prêtre de Reynes et de l’armada de voyants, sages et gardes du corps qui remplissaient les palanquins immaculés, dont les blanches soieries n’étaient réveillées çà et là que par des étendards noir et gris, couleurs de Reynes. Le petit roi de Kiranya, introduit discrètement dans la ville deux jours plus tôt, ressortit la nuit d’après pour rejoindre ses pairs et faire son entrée « officielle ». Il fallait organiser l’arrivée la plus triomphale possible, de manière à montrer que l’ombre des créatures n’effrayait pas les représentants des dieux. Pourtant, si cette arrivée avait été retardée de quelques jours, ce n’était pas pour attendre le solstice, comme l’avait annoncé le porte-parole des shi-âr, mais bien parce qu’en apprenant ce qui était arrivé à la reine d’Harabec, l’émir s’était arrêté net au milieu des montagnes et avait refusé de faire un pas de plus tant que cent de ses meilleurs hommes ne l’auraient pas rejoint. Le Haut Prêtre de Reynes, lui, n’avait pas annoncé de changement officiel dans sa suite. Ce n’était sans doute qu’un hasard si une cinquantaine de mercenaires attachés à la frontière est de Reynes décidèrent spontanément de mettre fin à leur contrat pour aller s’engager à Salmyre… en profitant pour escorter le convoi religieux. Après tout, s’ils allaient dans la même direction, quoi de plus naturel ?
La reine d’Harabec, son époux et sa suite attendaient leurs pairs à une lieue de la porte ouest de Salmyre… une porte symbolique, qui se réduisait à une ligne de carreaux sur le sol, posée en travers de la route, au milieu du sable. La ligne, large d’à peine deux pieds, représentait la frontière des taxes et on la retrouvait sur les trois routes. Tout marchand dont le cheval, le chameau ou le talon se posait sur la mosaïque devait trois pour cent de la valeur de sa cargaison aux shi-âr de Salmyre, disait la loi. Une loi établie alors que « Salmyre » n’était qu’un rassemblement de huttes, que les Principautés de Reynes n’étaient que des cités barbares dirigées par des chefs de guerre assoiffés d’or et de sang… à l’époque où le sage Ayona n’avait pas encore établi son calendrier, où les premiers hommes et femmes du Peuple turquoise n’avaient pas encore traversé les glaces pour se trouver réduits en esclavage.
Depuis, chaque année, bien des petits malins portant leurs marchandises sur leur dos avaient essayé de ne poser que la pointe des pieds sur la ligne de carreaux, ou de la sauter, espérant ainsi échapper aux taxes… Tout le monde riait bien, mais ils payaient quand même.
Et c’est ainsi que lorsque l’ombre des arbres rouges, qui, disait la légende, avait offert aux fondateurs de Salmyre une ombre salvatrice, toucha la pierre de la bienvenue placée au centre de la cité, les caravanes royales, une par une, passèrent la ligne sous les pétales de fleurs, les noix et les feuilles parfumées lancées par des adolescents en robe bleutée réunis pour leur souhaiter la bienvenue. Puis quarante jeunes femmes aux cheveux dissimulés par des foulards de soie commencèrent à chanter des mélodies de bienvenue d’une voix lancinante, se mettant en file de chaque côté des chevaux et les accompagnant dans leur avancée tandis que la foule s’écartait pour les laisser passer.
Et la foule était nombreuse. La peur n’avait pas gardé les gens chez eux, comme l’avaient un moment craint les shi-âr. Au contraire, le danger planant au-dessus de la cité avait fait de l’arrivée des grands de ce monde un événement à ne pas manquer. Ces rois exotiques, ces prêtres puissants de la lointaine Reynes la grise, où les temples défiaient le ciel et dont la puissance était inégalée, ces êtres venus de terres lointaines et dans les veines desquels coulaient le sang sombre des dieux, ces êtres allaient les sauver, allaient tout régler, de leurs paroles et de leurs gestes, d’un revers de leurs mains où étincelait la puissance.
Arekh traversait l’esplanade, se dirigeant vers le palais, quand il fut bloqué par le passage du premier cortège… celui du Haut Prêtre, bien sûr. Le protocole exigeait que les dieux passent avant les hommes.
Arekh regarda la caravane, le cœur serré. La soie blanche de Fîr, le plus grand des dieux. Le noir et argent, symbole des Principautés de Reynes. Ces étendards, ces couleurs, Arekh avait grandi avec, elles avaient bercé l’histoire de sa famille, son enfance, les espérances déçues de son père. Noir et argent, des couleurs fières qui pour lui avaient des relents de mort, de feuilles en décomposition, de cadavres qui roulaient dans un endroit discret des couloirs de l’assemblée de Reynes quand Arekh retirait les cordelettes de la gorge des hommes qu’il avait tués pour de l’argent. Il revit la bannière de Reynes déroulée sur les murs du château de Miras, les jours de fête, la même qu’il soulevait dans la grande salle pour espionner les Conseillers s’envoyant des déclarations de mort sous couvert de sourires.
Le chemin de sa vie l’avait conduit du terne à la couleur, réalisa Arekh. Le fil de son destin l’avait mené du brun et gris des marais au soleil qui nimbait d’or les voiles frémissants des femmes de la grande cité du désert…
Oui, il avait avancé. Comme pour le prouver, le cortège blanc, noir et gris du Haut Prêtre disparut dans la foule, remplacé par les oranges, rouges et beige de la caravane de l’émir, et les mélodies des quarante jeunes femmes prirent un son suraigu, strident, rappelant les musiques rituelles de Fez. Arekh l’aperçut… Lui, l’émir, l’homme dont les soldats les avaient pourchassés, Marikani et lui, pendant des lieues, celui qui les avait fait fuir, dans la neige et le vent mordant, celui dont il avait combattu les troupes au nord d’Harabec et dont il avait de justesse fait déjouer le coup d’État.
Arekh avait vu sa miniature dans la galerie des souverains étrangers à Reynes. Sa puissance l’émir au sourire infini, trois fois béni par les dieux, était tel qu’il apparaissait sur le portait officiel. Bel homme. Jeune encore, élégant, sympathique, ses yeux noirs étincelant d’intelligence et d’ironie, amusé sans doute par la situation : il était accueilli comme un sauveur chez un de ses principaux adversaires, tandis que la femme qu’il avait jetée dans une embuscade et qu’il avait essayé, par tous les moyens, de jeter dans une cellule pour en obtenir une rançon avançait à quelques pas derrière lui… sûrement décidée, comme lui, à faire assaut d’amabilité quand les shi-âr de Salmyre les présenteraient officiellement l’un à l’autre.
Arekh ne voulait pas voir le cortège suivant. Se retournant, il fendit la foule pour atteindre les petites rues du nord du centre ville, protégées par des arbres aux branches grimpantes et aux feuilles au parfum sucré. Il contournait le palais, faisant un réel détour, mais en passant par les communs il arriverait plus vite à son rendez-vous.
Tu ne pourras pas l’éviter toujours, dit une petite voix dans son esprit, mais il esquiva la pensée comme il esquiverait un coup de dague.
Arekh avait toujours été un excellent escrimeur, et la parade était un de ses talents.
L’ombre des ruelles fut un réconfort après la chaleur étouffante de la foule, l’odeur de la sueur et des animaux du cortège. La caravane de Kiranya devait à présent traverser l’esplanade, celle d’Harabec arrivait sans doute près du palais, le palanquin s’ouvrait et…
… et Arekh se concentra sur l’odeur écœurante et délicieuse des feuilles de vétuviers, vidant son esprit pour se concentrer sur ce qui était à venir.
Poussant une porte croulant sous les lourdes fleurs violettes, il traversa les cours étouffantes des esclaves, et entra dans la bibliothèque.
Là, Pier attendait Arekh pour l’emmener rencontrer sa future femme.
Il n’y avait pas à Salmyre, comme dans la Cité des Pleurs, de ville haute réservée aux nobles : la ville était plate, l’argent importait plus que le rang et chaque habitation était une villa ou un palais. Il n’y avait pas de pauvres à Salmyre : vu le prix de l’eau, ils seraient morts de soif. Oui, il n’y avait que des riches commerçants, leurs femmes, leurs familles, leurs esclaves et leurs serviteurs, grassement payés mais pour qui un renvoi pouvait signifier la mort, s’ils ne trouvaient pas rapidement un autre emploi ou s’ils n’avaient pas assez d’argent pour traverser le désert. À part le sud de la ville, où les femmes des nomades étaient cloîtrées dans leurs luxueuses prisons, il n’y avait pas non plus de quartier réservé aux différentes ethnies : les habitants se mélangeaient dans un joyeux désordre, mêlant leurs habitudes et leurs costumes.
Arekh n’avait demandé à Pier aucun détail sur la fiancée que celui-ci lui avait trouvée. Aussi fut-il surpris quand il réalisa, en voyant le signe du dieu unique sur la porte d’entrée, qu’il s’agissait d’une Klesen.
Les Klesen étaient les seuls êtres des Royaumes à ne pas adorer le panthéon créé par les trois dieux fondateurs. Ils avaient des traditions bizarres fondées sur la croyance en une divinité unique, qui aurait fondé le ciel et la terre à partir d’une étrange mare primitive… Arekh ne connaissait pas les détails de leur mythologie et ne s’y intéressait guère. Les Klesen avaient leur vie, leurs réseaux, leurs finances. Certaines de leurs coutumes, dont celles concernant les femmes, étaient extrêmement strictes et il s’en était servi une fois pour faire pression sur le Conseiller Viennes, qui avait une liaison interdite avec une veuve Klesen… c’était le seul contact qu’il avait eu avec une femme de ce peuple, et le seul qu’il ait jamais eu envie d’avoir.
Pier entra le premier dans le jardin, et un instant, Arekh crut se retrouver à la Cité des Pleurs, dans le jardin de la femme cloîtrée avec qui il avait eu une brève mais fructueuse conversation. Les mêmes fragrances, les mêmes plantes, le même jardin parfaitement soigné… sur le sol, l’herbe était d’un vert choquant sous ce climat. Des esclaves devaient l’arroser six fois par jour, pensa-t-il, avant de se souvenir que les Klesen n’avaient pas d’esclaves.
Pas de dieux. Pas d’esclaves.
Arekh s’arrêta brusquement au milieu du jardin. Pier fit encore trois pas, puis se retourna, et les deux hommes échangèrent un long regard. Les grandes pupilles floues de Pier brillaient d’intelligence et Arekh crut y voir aussi quelque chose de plus… un certain amusement, un très léger défi. Arekh croyait que les conflits intérieurs qui le déchiraient, qui l’auraient déchiré s’il ne les avait pas étouffés, piétinés, réduits au silence, n’étaient connus de personne. Mais le sujet de prédilection de Pier était l’étude des âmes. Que pouvait-il avoir lu dans les silences ? Dans les non-dits, dans les hésitations d’Arekh, dans sa propension à changer de sujet quand certains thèmes revenaient ?
Arekh reprit sa marche vers la villa. Il y avait des choses qu’on ne disait pas tout haut. Il y avait des doutes qu’on n’exprimait pas, des intuitions qui ne se partageaient jamais.
Dans les Royaumes, les hérétiques finissaient au bûcher.
— La famille de Mereïnne est partie faire un tour, dit Pier quand ils arrivèrent devant une petite porte protégée par une cage peuplée de fleurs et d’oiseaux, comme dans la résidence de la Cité des Pleurs. Normalement, le prétendant ne doit pas voir sa promise avant que le mariage soit signé et la dot versée, mais j’ai réussi à les convaincre qu’ils devaient faire une exception pour un gadné…
— Un gadné ?
— Quelqu’un qui ne suit pas la véritable foi. Qui ne connaît pas les traditions. « Celui dont l’esprit est écartelé entre plusieurs divinités », étymologiquement… (Pier se lança dans une explication historique, puis s’interrompit, voyant dans le regard d’Arekh que l’histoire était la dernière chose à laquelle il s’intéressait pour l’instant.) Vous êtes un bon parti, et j’ai promis une bonne dot… Vous pourrez la payer en plusieurs fois, bien sûr…
Il ouvrit la porte de la cage et ils entrèrent, faisant s’envoler à grand bruit une dizaine de petits oiseaux écarlates ornés d’une tache bleu dur.
— Mais je vais voir la fille avant de signer ? demanda Arekh en observant avec quelle habileté la cage était reliée au toit de la maison, servant à la fois de décoration, de serre et d’entrée.
— Oui, oui…bien sûr. J’ai tout négocié. Vous avez droit à trois entrevues avec elle, seule à seul, avant de prendre votre décision. À chaque fois, les parents de Mereïnne seront sortis. Il ne peuvent cautionner par leur présence une telle entorse à la coutume… En allant se promener, ils peuvent prétendre ne rien savoir… faire semblant d’ignorer que vous êtes venu rendre visite à leur fille en leur absence…
La petite porte en bois grinça quand ils entrèrent dans la maison. Ils traversèrent un couloir sombre, puis entrèrent dans un petit salon dans lequel, comme à la Cité des Pleurs, les rayons de lumière qui filtraient à travers les volets faisaient danser la poussière comme une pluie d’or.
Les murs recouverts de chaux étaient vieux, mais impeccables. Des objets de bois sculpté pendaient au mur, et au sol se trouvaient de beaux coussins de cuir brodés, des tables basses en bois précieux, des manuscrits et des rouleaux.
Et au milieu se trouvait une cage, et dans cette cage était une femme.
Arekh vacilla. Le malaise qui l’avait traversé n’avait aucune logique, aucune rationalité. Il avait vu des spectacles bien plus affreux qu’une jeune fille enfermée, il avait vu des massacres, il avait vu des monceaux de cadavres, il avait vu l’horreur du monde si souvent qu’il avait failli s’y noyer…
… et pourtant, soudain, sans raison, il lui sembla que toute l’absurdité et toute la cruauté, la bêtise du monde se trouvaient symbolisées là, que toutes les lois, les traditions, les souffrances inutiles se nouaient comme des cordes, comme les fils qui, dit-on, tissaient le destin des humains pour faire un nœud et que ce nœud était devant lui, incarné en un monde où des parents enfermaient leur enfant la plus chérie dans une cage en fer…
… parce que tel était l’usage depuis des milliers d’années, parce que tel serait-il encore pendant des milliers d’années, parce que rien ne changeait jamais, que rien ne changerait jamais, et que les hommes n’étaient que des galets emportés dans l’eau du fleuve de l’humanité sans que rien ne puisse en dévier le cours…
— Bonjour, dit-il d’une voix rauque. Ayama, reprit-il en se courbant légèrement en direction de la silhouette.
Il aurait voulu ajouter quelque chose, un compliment, une parole aimable, mais il en était incapable. Le choc l’avait rendu faible, faible au sens propre, comme si ses membres étaient fatigués d’avoir porté un poids trop lourd, comme si son esprit épuisé ne pouvait trouver les mots.
En face de lui, il n’y avait pas une femme, mais un fantôme, une silhouette qui lui faisait face, dissimulée de la tête au pied par un voile bleu. Tout compliment aurait été creux, ridicule, n’aurait fait que souligner la dérision de la situation.
Pier avança jusqu’à la cage et posa sa main sur un barreau. À l’intérieur, la jeune fille eut un mouvement de recul terrifié, comme un animal.
— Il était entendu que nous verrions votre visage, dit-il d’une voix dure. C’est un marché qui se conclut ici.
— Laissez, dit Arekh, étonné lui-même de l’émotion qui perçait dans sa voix. Laissez. Ce n’est pas grave. Nous en parlerons plus tard.
Pier étudia un instant la silhouette en bleu, puis hocha la tête.
— Très bien. Je vais, heu, aller faire un tour aux cuisines. Conversez.
Il sortit et Arekh entendit ses pas s’éloigner sur le sol dallé.
Le silence s’abattit dans le petit salon.
— Je suis désolé, dit enfin Arekh. Je suis désolé.
Il eut encore un moment de silence et Arekh s’attendit à ce qu’elle lui demande pourquoi il était désolé, réalisant qu’il serait bien en peine d’expliquer ses raisons. La jeune femme répondit enfin.
— Ce n’est pas votre faute…
Sa voix était douce, éduquée, mélodieuse. Elle posa sa main, toujours couverte de l’immense voile, sur un barreau de la cage et Arekh vit qu’elle tremblait légèrement.
— Avez-vous peur ? demanda-t-il avec douceur.
Une nouvelle pause, puis une profonde inspiration.
— Oui, dit-elle enfin. Vous allez peut-être… peut-être être mon époux…
Comme les mots pouvaient avoir des significations différentes selon les êtres qui les prononçaient, pensa Arekh. Dans la bouche d’une jeune fiancée de Reynes, le front orné de la couronne des fleurs des promises, le mot « époux » aurait vibré d’anticipation, de joie, d’un futur qui s’ouvrait et de prochaine liberté. Ici, le mot semblait être lourd de chaînes et de terreur, de coups contre lesquels on ne pouvait se protéger.
— Je ne vous ferai pas de mal, dit-il très vite, et il réalisa soudain qu’il disait la vérité. Si je me marie…
Il hésita. Que voulait-il dire exactement ? À vrai dire, il n’avait jamais réfléchi au mariage, et certainement pas à la place ou aux sentiments de sa future épouse, et à la manière dont il voulait la traiter. Elle n’était qu’un instrument, celui de sa réussite. Le symbole de la fin de son errance. De sa stabilité.
— Je suis un homme violent, dit-il, avant de réaliser que ce n’était sans doute pas le bon moyen de la rassurer. Je veux dire… J’ai été amené à commettre beaucoup d’actes violents dans ma vie. Et je suis un officier, la guerre sera mon métier. Mais je voudrais, au moins une fois dans mon existence, créer de la paix, du bonheur. Que je rende au moins une femme heureuse, et nos enfants, peut-être… (Il soupira.) Voudriez-vous m’y aider ?
Dans la cage, la silhouette inclina la tête.
— J’ai été éduquée pour être une bonne épouse, seigneur. Je connais les treize volets de la poésie, les cinq clés de l’art, le talent des lettres et des contes. Je pourrai vous jouer de la musique sur les trois instruments sacrés, et instruire nos enfants sans qu’il soit besoin de faire appel à un précepteur, au moins jusqu’à ce que nos garçons soient en âge d’apprendre à se battre. J’ai lu des livres sur les arts de l’amour et je…
Sa voix avait encore un accent de peur et Arekh l’interrompit, levant la main.
— Mereïnne… C’est bien votre nom, n’est-ce pas ?
— Oui, souffla la jeune femme.
— Que pensez-vous de ce mariage ? Vous a-t-on dit qui je suis ? Ce que j’avais fait ?
— Oui, répéta-t-elle dans un souffle. Oui. Vos parents… Là-bas, à Reynes…
— C’était il y a longtemps, dit lentement Arekh. Je ne suis pas le même aujourd’hui. (Il se rapprocha de la cage et posa ses mains sur les barreaux. Derrière, la silhouette invisible se tendit, mais ne recula pas.) Si vous devenez mon épouse, je ne vous ferai pas de mal, répéta-t-il. Vous serez heureuse. Compris ?
Sous le voile, il l’entendit prendre une profonde inspiration.
— Compris.
— Vous me croyez ? ajouta-t-il en souriant. Je n’ai pas besoin de vous le répéter encore ?
— Non. Ça ira, dit-elle, et pour la première fois, Arekh entendit le rire dans sa voix.
— Bien.
Il recula et lâcha les barreaux. Il se sentait mieux, comme si, sans savoir pourquoi, il était important pour lui d’avoir établi un contact, de l’avoir rassurée. Mais l’immense tristesse qui l’avait envahi était encore présente. Ou avait-elle toujours été là, enfouie au plus profond de lui ?
— Si vous me montriez votre visage ? dit-il avec douceur. Si vous voulez… si vous le voulez seulement.
— Je n’ai pas le droit. Je… À l’âge de douze ans, j’ai reçu l’imposition des mains, la cérémonie du sang et de l’isolation. Je n’aurai le droit de quitter ma chambre que quand mon futur époux viendra m’y chercher. Ce que je fais ici… vous parler… vous savez que ce n’est pas… enfin…
— Je sais. Et je vous remercie. (Il hésita, regarda autour de lui.) Vous n’êtes pas entrée dans cette pièce depuis l’âge de douze ans… ?
— Je descends ici deux fois par an, pour les célébrations… Mais ne croyez pas… Ma vie est agréable, protesta-t-elle d’une voix vibrante, et Arekh imagina la jeune fille qu’elle aurait pu être, si elle s’était épanouie à l’air libre. Ma chambre est grande… Mes parents et mes frères viennent me rendre visite, me racontent les nouvelles du jour… Je garde ma petite sœur, et nous rions beaucoup ensemble… Croyez-moi.
— Je vous crois, dit Arekh. (Il s’étonna lui-même de la tendresse et la tristesse qui perçait dans sa voix.) Je vous crois. Mereïnne… Je dois partir. J’ai des ordres à donner, et mes hommes à passer en revue. Mais nous nous reverrons.
— Bien, monseigneur, dit la jeune fille en inclinant la tête sous son voile.
— Si vous le voulez bien.
Elle ne répondit pas, se contentant d’incliner la tête de nouveau. Arekh voulut faire un signe d’adieu, puis, ne sachant pas lequel était approprié, se retourna et se dirigea vers la sortie.
— Attendez, dit la voix de Mereïnne alors qu’il posait la main sur la porte.
Arekh se retourna.
Mereïnne se tenait debout au milieu de la cage, toujours aussi fantomatique sous le long tissu.
— Je ne suis pas très belle, dit-elle. Je…
Elle prit une courte inspiration, puis soudain, d’un geste sec et rapide, comme si elle avait peur de le regretter, elle souleva son voile.
Arekh se rapprocha d’un pas pour mieux l’observer.
Oui, il pourrait être heureux avec elle. Peut-être n’était-elle pas très belle, en effet, du moins pas en comparaison des superbes courtisanes aux yeux noirs et au corps souple qui célébraient Verella à la cour d’Harabec, mais ses yeux bruns étincelaient d’intelligence. Ses cheveux étaient noirs et bouclés, formant un halo autour de sa tête. Sa peau était dorée, ses paupières légèrement maquillées, constata-t-il avec surprise. Il fit le tour de la cage et elle tourna pour le suivre, tentant de dissimuler sa nervosité.
Pier avait bien choisi, pensa-t-il, avant de se laisser tomber sur un coussin en cuir, étonné de la faiblesse qu’il sentait dans ses jambes. La voir avait rendu la situation réelle. Il pouvait épouser cette femme, il avait toutes les raisons de le faire, cela pouvait arriver demain, dans une semaine, dans un mois… Une nuit prochaine, il allait serrer dans ses bras ce qui se dissimulait sous le voile, embrasser le cou sur lequel jouaient les cheveux noirs, tenter de faire rire les yeux où se jouait maintenant un mélange d’espoir et d’inquiétude. Il aurait des enfants, des garçons, qui travailleraient dans une salle pavée de mosaïque, des garçons sur lesquels Mereïnne se pencherait, surveillant leurs devoirs, une fille qui jouerait dans les cours, et qui, délivrée des traditions klesen, aurait le droit de lever ses yeux bruns, les mêmes que sa mère, pour regarder le ciel…
Il avait un avenir. Il allait rejoindre le grand fleuve de la vie, et enterrer ses doutes, ses interrogations, pour rejoindre le cours normal des hommes…
Souriant, il se leva, puis s’inclina.
— Je vous souhaite une douce nuit, Mereïnne. Si vous le voulez bien, je viendrai vous rendre visite demain.
Elle sourit, un vrai sourire heureux, qui lui illumina le visage.
— Avec plaisir, monseigneur.
Arekh s’inclina et sortit, trouvant Pier sur le seuil d’une autre entrée, la porte ouverte, regardant l’herbe.
— Le jardin est le symbole du renouvellement de la vie, annonça-t-il, et Arekh trouva ses paroles étrangement appropriées.
— Si je l’épouse, elle suivra mes coutumes, n’est-ce pas ? Elle ne sera plus liée par tous ces usages ?
Pier inclina la tête.
— Vous la sortirez de sa cage, d’une manière réelle autant que métaphorique, dit-il d’un ton docte.
Il a bien joué, pensa Arekh en retraversant le jardin, conscient que Pier l’avait piégé, avait joué sur des sentiments, des émotions qu’Arekh ignorait même qu’il avait en lui. Bien sûr, l’idée était ridicule : Pier ne l’avait pas piégé. C’était Arekh qui lui avait demandé une épouse.
Le fleuve de la vie.
Il sortit du jardin, poursuivi par une odeur d’herbe fraîche, se sentant plus serein qu’il ne l’avait été depuis très longtemps.
La nuit qui suivit fut appelée par les historiens la nuit pourpre, à cause du sang qui coula, dit-on, dans les bassins, les rigoles et les fosses. La violence, la soudaineté de la rébellion des esclaves de Salmyre, la totale ignorance de ceux qui la subirent, le manque absolu d’indices et d’anticipation de l’événement choquèrent les imaginations des survivants et des historiens pendant de longues années… et même si ces quelques heures d’horreur ne furent, finalement, que de peu d’importance comparées à ce qui devait arriver plus tard, elles restèrent dans l’esprit des témoins le moment où tout commença.
Nul ne vit rien venir. Ni les prêtres dans les entrailles des bêtes sacrifiés, ni les liseurs qui scrutaient les étoiles pour y lire l’avenir, ni les gardes, les soldats, les contremaîtres qui surveillaient les porteurs d’eau, les travailleurs des chantiers, les ouvriers enchaînés dans les dattiers et les carrières. Bien sûr, il y eut de nombreux imbéciles, le matin d’après, pour dire qu’ils avaient senti une tension inhabituelle dans l’air, des regards suspects, des chuchotements louches… Mais ils mentaient. En vérité, personne n’avait rien remarqué, rien soupçonné, rien vu.
Et c’est pourquoi le choc fut si dur.
Quand la deuxième lune eut fait la moitié de son chemin dans le ciel nocturne pour se placer au nord exact de la Rune de la Captivité, les esclaves des écuries du Conseil de Salmyre massacrèrent à coups de fourches les deux contremaîtres qui somnolaient dans la grange et rassemblèrent la paille dans la cour, l’arrosèrent d’huile et y mirent le feu. Les flammes jaillirent comme un appel dans le bleu lumineux de la nuit d’été, embrasant les entrepôts et les toits, faisant hurler les chevaux affolés. Alors que les habitants du Palais du Conseil se réveillaient, pris de panique, les esclaves révoltés, par groupe de trois, arpentaient déjà les couloirs et les courettes, fourches et couteaux à la main, entrant dans chaque chambre et égorgeant sans distinction tous ceux qui s’y trouvaient, hommes, femmes, enfants, servantes et serviteurs terrorisés tentant de se dissimuler sous les meubles en bois précieux de leur maîtres. Dans toute la ville, des feux s’allumèrent en réponse au premier, dans les cours, dans les jardins, près des bassins. Sans un hurlement, sans un ordre, sans un cri, les esclaves de chaque villa de Salmyre jetèrent une dernière bûche dans le brasier puis rentrèrent dans les chambres, les salons, armés de couteaux de cuisine, de poignards dérobés à leur maîtres, et frappèrent.
Le sang coula partout cette nuit. Sur le marbre légèrement translucide des sols, sur les carreaux, sur les mosaïques, il teinta l’eau si précieuse des bassins qui miroitait dans les salons et les cours. Il coula tandis que s’élevaient les hurlements de douleur et de rage, les cris étouffés des enfants étranglés par celles qui, quelques heures auparavant, leur avait donné le sein, les appels à l’aide des vieilles femmes épouvantées, habillées de robes de nuit de soie, qui avaient réussi à courir dans la rue malgré leur gorge ouverte et qui s’écroulaient ensuite, sans réussir à monter sur le trottoir des gens bien nés, tandis que le liquide rouge teintait lentement leur robe d’une nouvelle couleur.
Arekh était sur les murailles, à boire un thé brûlant dans une tour de garde, parlant avec Essine, quand il vit s’élever la lueur orange dans le Palais du Conseil. Un court instant, il pensa à celle qu’il avait vue s’élever dans le désert, quelques jours plus tôt, et qu’il associait sans savoir pourquoi aux créatures des Abysses et au massacre du village. Puis les lueurs des flammes se reflétèrent sur le toit du palais des shi-âr et Arekh posa son thé sur la pierre.
— Un incendie. Leurs réserves d’eau ne seront peut-être pas suffisantes. Essine, prends dix hommes, va rassembler les esclaves du palais et dis-leur d’aller…
C’est alors que les autres lueurs étaient apparues dans la cité, naissant une à une comme de fleurs dans l’obscurité.
Arekh s’était figé, et Essine à ses côtés avait pris une brève inspiration.
En bas des remparts, dans les villas des officiers, un cri de femme atroce, suraigu, avait percé la nuit.
— Les créatures, avait soufflé Essine. Ô dieux, étendez sur nous votre bénédiction… (Puis il s’était tourné vers la porte.) Nous nous reverrons sous le regard de Fîr, aïda.
À Fez, c’était l’adieu de ceux qui savaient qu’ils allaient périr au combat. Malgré sa terreur, malgré la sueur qui perlait sur sa tempe, Essine allait réunir ses hommes et se lancer dans une bataille perdue d’avance contre les incarnations du mal…
Arekh lui empoigna l’épaule, l’arrêtant net dans sa course.
— Attendez ! (Essine le regarda, surpris.) Aller au combat à l’aveugle ne servira à rien. Il nous faut une stratégie…
Il sortit de la tour et fit quelques pas sur le chemin de ronde, s’obligeant à marcher lentement, à garder son calme, les yeux toujours fixés sur les lueurs qui transperçaient la cité. Autour de lui, les soldats avaient déserté leurs postes et observaient le spectacle avec des murmures d’effroi et des prières. Des cris de terreur et d’alarme résonnaient sur l’autre partie des murs, occupée par les Faynas.
— Que Lâ m’accueille en son sein, souffla un homme près d’Arekh tandis que dans la ville, les hurlements commençaient à s’élever en un concert désespéré. Le monde tel que je l’ai connu prend fin, et l’obscurité née du mal engouffre les terres…
Un soldat ulula une mélodie de mort derrière lui et Arekh se retourna, furieux.
— Fermez-la !
Un silence choqué tomba parmi les soldats et Arekh leva la main.
— Êtes-vous des pleutres ? Des enfants, pour perdre votre sang-froid au moindre danger ? Ce ne sont pas les créatures, dit-il, étonné lui-même d’en être si sûr. Elles n’ont pas pu s’introduire dans chaque maison ainsi, sans que nous les voyions. Elle n’ont pas pu arriver au cœur de chaque bâtiment sans que nous… (Il hésita.) Ce sont les esclaves, réalisa-t-il soudain, sentant un grand froid l’envahir.
Autour de lui, les soldats qui avaient entendu se redressèrent, tandis qu’Arekh réfléchissait à toute vitesse. Les pensées s’entrechoquaient en lui, illogiques, désordonnées, et un court, très court instant, il sentit même une bouffée de sympathie pour les révoltés qu’il réussit par bonheur à étouffer aussitôt.
Une révolte était bien plus dangereuse qu’une attaque vahar…
Comment combattait-on un ennemi dispersé dans toute la ville ?
— Essine, dit-il d’un ton sec. Prenez cinquante hommes. Première priorité : le palais. Entrez, tuez tout révolté que vous croiserez, réunissez les shi-âr et les invités du Concile et mettez-les en sécurité quelque part. Ensuite, séparez-vous en groupes de dix et nettoyez les lieux, aile par aile, en envoyant tous les hommes et les femmes libres que vous trouverez rejoindre les shi-âr…
» Soldats ! cria-t-il ensuite aux hommes de la muraille, et ceux-ci se retournèrent vers lui. Les esclaves se sont révoltés ! (En bas, le feu et les cris redoublaient d’ampleur, mais Arekh savait qu’il ne devait se prendre au piège de l’urgence. Si ses nâlas se jetaient dans la bagarre sans réfléchir, ils ne feraient qu’ajouter au chaos.) La ville est peut-être en feu, mais vos ennemis ne sont pas organisés, pas entraînés, et leur seul atout est la surprise. Contre eux, vous avez une défense idéale : restez groupés ! Vous allez vous répartir par équipe de dix, et rayonner dans toute la ville en partant du palais. Entrez dans chaque bâtiment, un par un, envoyez tous les survivants sur la place centrale et tuez tous ceux qui s’opposeront à vous ! Quoi qu’il arrive, ne vous séparez pas, ne les pourchassez pas ! Continuez votre besogne méthodiquement !
Les hommes de l’émir étaient organisés et pleins d’initiative. Des groupes de dix se formèrent devant lui, sans qu’Arekh ait à intervenir, et quelques instants plus tard les soldats couraient dans les escaliers. Arekh envoya ses lieutenants porter les mêmes ordres en bas, dans les baraques, où l’agitation montrait que l’alerte avait été donnée. Au sud de la ville, il vit un feu s’éteindre, entendit de nouveaux cris – les Faynas devaient s’être lancés dans la bagarre. Et la garde du palais devait elle aussi être en train de lutter.
Prenant vingt hommes, il descendit les escaliers et décida de faire l’inverse de ses soldats : remonter la rue principale, en venant des faubourgs.
Les premières maisons étaient vides et silencieuses, et un court instant, Arekh se demanda s’ils n’avait pas rêvé. Puis des hurlements s’élevèrent d’une villa en flamme, et Arekh et ses hommes se trouvèrent engouffrés dans un tourbillon de mort et de destruction.
Il ne devait se rappeler ce combat, plus tard, que comme une succession de scènes rapides et sanglantes. Des humains invisibles dans l’obscurité couraient en tous sens, et il était presque impossible de discerner amis et ennemis. Arekh hurlait aux habitants des bâtiments où il entrait de se réunir et de sortir, sous leur protection… des hommes, des femmes, des enfants sortaient en pleurant, certains blessés, d’autres criant que leur père, mère, époux, enfant venait de se faire tuer ; les soldats les conduisaient vers la rue tandis qu’Arekh, à la tête d’un groupe de cinq hommes, entrait dans les bâtiments en marbre où des inconnus en haillons, chaînes aux pieds parfois, se jetaient sur eux, armés de pierres, de couteau et d’une férocité furieuse. Il n’y avait qu’une défense : tuer, frapper de l’épée les têtes, les bras, les poitrines sans armure… Se monter miséricordieux, même si Arekh l’avait voulu, aurait été impossible : les esclaves se jetaient sur les soldats sans réfléchir, sans hésiter, faisant éclater le crâne ou transperçant les yeux à la moindre inattention.
Une villa aux colonnes roses. Deux cadavres d’enfants, saignant dans le bassin. La vision d’une pique en bois, apparaissant juste devant son visage, Arekh frappant au hasard, tranchant le visage de l’esclave avant qu’il ne saute de l’arbre où il s’était dissimulé. Cinq autres révoltés, dont deux femmes, se jetant sur eux en hurlant. Un de ses soldats, perdant l’équilibre, la gorge aussitôt tranchée par les assaillants. Arekh, virevoltant, frappant comme une machine à tuer. Une femme, libre, se pendant à son cou en sanglot, hurlant « mes fils, mes fils ! ».
Une grande maison de commerçant. Le feu dans les escaliers, les esclaves pris à leur propre piège sortant en hurlant, les vêtements en flammes. Pas de survivants.
Une nouvelle villa. Le silence. Les habitants endormis, indemnes, sortant dans la rue sans comprendre. Des cris atroces chez les voisins. Arekh et ses hommes traversant les jardins. Les cadavres de quatre membres de la famille, plantés contre les arbres, une fourche dans le ventre. Des esclaves de tout âge, terrifiés, recroquevillés dans la grange, ne prenant pas part au combat. Une bataille dans la cour, les frères et le père ferraillant contre les révoltés. D’autres arrivant dans les arbres, se jetant sur Arekh, et de nouveau le tourbillon aveugle de métal et de sang…
Ils avaient remonté la moitié de la rue quand il sembla à Arekh et à ses hommes, épuisés, la vision trouble, croyant voir à chaque pas des silhouettes blafardes se jeter sur eux, que les feux se calmaient et que leurs ennemis étaient moins nombreux. Un messager d’Essine arriva pour dire que les shi-âr n’étaient pas en danger… Les esclaves des écuries avaient affronté les gardes et à l’intérieur, seule l’aile sud du palais avait été touchée par la révolte…
— Mais c’est la panique là-bas, expliqua le soldat. Les femmes hurlent et pleurent, terrifiées, courant dans les couloirs sans qu’on réussisse à les calmer, les jardins sont en feu, la garde de l’émir et les mercenaires de Reynes font un massacre, tuant sans distinction tous les esclaves qu’ils trouvent, révoltés ou non…
— Dites à Essine de rejoindre les autres groupes en ville s’il ne se sent pas utile au palais, dit Arekh, alors qu’une bande d’esclaves composée d’une quinzaine d’hommes descendait la rue, armés d’épées et de haches.
Les deux groupes arrivèrent au contact presque aussitôt. Arekh mit quelques minutes à se débarrasser du meneur, un grand esclave musclé au physique de barbare, les cheveux longs et blonds, les yeux bleus étincelants, puis aida ses soldats à massacrer les autres. Mais l’expression déterminée de l’homme, l’image de son courage désespéré lui hanta un moment l’esprit. C’était le premier adversaire dont il voyait vraiment le visage – les autres combats s’étaient déroulés trop vite.
Puis Arekh et ses hommes se retrouvèrent, sans savoir trop comment, à combattre l’incendie ravageant la propriété d’un des négociants les plus importants de la ville, tandis que les informations et les rumeurs affluaient : le sud de la cité avait été pacifié par les Faynas, les shi-âr étaient morts, non, ils étaient vivants, le palais était tombé, il avait été repris, tout allait bien au palais, on avait besoin de renforts à la porte sud où une cinquantaine d’esclaves essayaient de passer la porte pour fuir…
Quand Arekh et ses soldats arrivèrent sur place, ils trouvèrent les cinquante esclaves, qui n’étaient que vingt, déjà morts et les hommes de Louarn essuyant leurs épées. Essine, qui avait été envoyé par les shi-âr, était là lui aussi.
— J’ai l’impression de m’être trempé dans un bassin de sang, dit Arekh en le rejoignant.
Essine acquiesça, visiblement épuisé.
— Les choses se calment, aïda. Nous avons repris le contrôle de la situation.
— Oui, mais combien de morts ?
Essine haussa les épaules et fit un geste vague. Puis il désigna du menton la porte de la cité.
— Aïda, si vous me permettez… Vous voulez bien jeter un coup d’œil ?
Arekh le suivit, la curiosité aiguisée malgré la fatigue. Ils montèrent un petit escalier, passèrent par la porte de garde, dans la tour, et sortirent de l’autre côté, à l’extérieur de la cité, là où le sable du désert étincelait sous les étoiles.
— Les hommes de Louarn viennent de me les montrer…
Arekh se retourna, cherchant de quoi il parlait, puis les vit.
Les étoiles à trois branches sanglantes du rituel, immenses, sanguinolentes, peintes partout sur les murailles de Salmyre.